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écriture

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ECRITURE ET LIMITES
par David Sicé.

Jusqu'où un auteur peut-il s'aventurer sur les terrains à risques
comme le sexe, la violence, la politique, l'amoralité – et plus si affinités ?

*0*

Le problème est bien réel.

Doit-on s'autocensurer pour éviter de choquer
un lecteur inconnu – ou doit-on au contraire
se lâcher totalement : appeler un chat un chat,
montrer tout ce que l'on doit montrer,
aller jusqu'au bout de son idée,
quoi qu'il nous en coûte psychologiquement,
quoi qu'il nous en coûte personnellement,
quoi qu'il en coûte pour nos proches,
quoi qu'il en coûte pour les autres, lecteur inclus ?

Plutôt que de jouer à nous faire peur, commençons par recenser les domaines à risques.

*1*

DE LA VIOLENCE

La violence fait appel à des mots ou des situations jouant sur le niveau de dopamine (le neurotransmetteur de l'agressivité). Il s'agira de montrer la souffrance ou de simplement l'annoncer, de mettre en scène tout genre de stress (le « bon », le « mauvais », du point de vue du bourreau, de la victime, du voyeur, de celui qui l'ignore, soit qu'il détourne les yeux, soit qu'il n'a pas encore réalisé ce qui est en train d'arriver). Il peut s'agir de destruction, lente ou rapide, soit atteignant l'humain, ou son environnement, ou ses créations. Il peut s'agir d'une destruction bien réelle, apparente, simulée, ritualisée, transposée par la voie de la métaphore.

*2*

Plus les termes sont crus et la locution insistante, plus la réaction du lecteur est forte. Imaginez deux scènes : dans l'une on décrit un père indigne fracassant le crâne de son petit garçon. Dans l'autre, le même père fait simplement éclater le ballon rouge que ce petit garçon adorait : le même acte de violence, mais transposé, maquillé.

Les deux scènes véhiculent la même quantité de souffrance pour le lecteur qui la découvrira, mais dans le second cas, il y a toutes les chances que seul l'inconscient du lecteur s'afflige de l'horreur constante de la scène, soit que ce lecteur soit ignorant (il ne sait pas à quoi ressemble une métaphore dans la réalité), soit qu'il soit suffisamment bien dressé pour ne plus reconnaître la violence de l'acte, voire est habitué à la dédramatiser et la justifier au moyen de tous les arguments qu'on voudra bien accepter, tant qu'on est pas celui dont on éclate le crâne métaphorique ou bien réel.

 

DU SEXE

*3*

Le sexe fait appel à des mots ou des situations jouant sur des réactions hormonales : caractères sexuels, scénarios sexuels, métaphores les plus variées rappelant l'un ou l'autre. En gros si c'est en forme de fusée, c'est un organe masculin. Et si c'est quelque chose que l'on peut pénétrer – avec la fusée par exemple – c'est un organe féminin).

Plus les termes sont crus et la locution insistante, plus le lecteur est stimulé, possiblement à son corps défendant.

*4*

Imaginez cette fois une scène de combat bien virile à la manière des contes du Roi Arthur. Lorsque le vaillant chevalier sort sa brillante épée enchantée hors de son fourreau et commence à faire moulinets et va-et-vient, la scène parait tout ce qu'il y a de plus chaste, surtout quand il affirme faire tout cela au nom de la divinité à votre choix.

Cependant, derrière cette métaphore peut très bien se cacher la scène de sexe équivalente, où le mâle exhibe fièrement son membre viril pour en faire exactement l'usage décrit sans déguisement.

Pas sûr que Disney accepte de filmer cela dans sa prochaine production de Noël.

*5*

Commencez-vous à réaliser qu'en fait, si l'on ne voulait montrer ni scène de violence transposée, ni scène de sexe déguisée, hé bien, peut-être qu'on ne pourrait plus rien écrire du tout ?

Les limites en matière d'écriture ont donc trois aspects, qu'un créateur ne peut ignorer : la réalité qui se cache derrière la représentation, le degré d'intensité auquel est porté la réalité racontée, le degré d'éloignement à la réalité auquel se prête le jeu de la représentation.

Mais reprenons plutôt notre grand tour de la malséance
et de la brutalité narrative.

 

DE LA VULGARITE

*6*

La vulgarité fait appel à des mots ou des situations jouant sur les niveaux de noradrénaline (neurotransmetteur de l'allant social, qui pousse à aller vers les autres). Il s'agit pour le créateur de jouer sur un vocabulaire ou scénarios codés stigmatisant l'appartenance à un groupe d'un niveau social inférieur à celui du lecteur.

*7*

Bien entendu, la vulgarité fera, comme par hasard, abondamment référence à la violence et au sexe. Mais ne vous y trompez pas : cette fois, on ne cherche pas à représenter une scène de violence ou de sexe bien réelle, mais à parer une autre réalité de ses « charmants » atours, afin de faire un rapprochement, une association d'idée.

*8*

Tout en assurant des fonctions défoulatoires, érotiques, ou d'intimidation (le cas échéant, toutes en même temps), la vulgarité se révèle un antidote pas toujours salutaire à d'autres jeux fictionnels, pratiqués par un personnage plus éduqué ou mieux entouré par exemple.

*9*

La vulgarité faisant partie de la réalité, un créateur de récit qui se priverait tout à fait de la mettre en scène trahirait d'une certaine manière le lecteur. En même temps, il passerait à côté de toute la richesse narrative des situations vulgaires, et d'un bon nombre de choses à dire sur le genre humain.

 

DE L'AMORALITE

*10*

L'amoralité fait appel à des mots ou des situations jouant sur les niveaux de sérotonine (neurotransmetteur de l'empathie, la communion, la sérénité). Il s'agit cette fois à travers l'écriture d'outrepasser des règles de moralité qui assurent la cohésion sociale par la protection des plus faibles contre certaines formes de violence.

C'est lorsque cette amoralité se fera passer pour louable, voire morale que l'on pourra parler d'obscénité.

*11*

La moralité étant elle-même à la fois une forme de violence, et un moyen de justifier la violence, il parait logique qu'un créateur de récit la mette en scène, la dénonce ou la dépasse.

Mais encore une fois, jusqu'où peut-on aller ?

 

UN UNIVERS DE LIMITES

*12*

A travers la vulgarité et l'amoralité, nous sommes donc monté d'un degré de complexité dans la nature de nos limites : il ne s'agit plus simplement de censurer ou déguiser un acte de violence représenté directement ou évoqué par une métaphore de bon goût, mais de montrer ou cacher un monde de relations, en clair, une partie non négligeable de l'univers crée ou recréé pour le récit.

*13*

On pourrait même aller jusqu'à dire que la vulgarité et l'amoralité
sont les deux mamelles du choc engendré par les sociétés racontées par l'auteur, et la société réelle en laquelle croit le lecteur – et les possibles censeurs.

Dans quelle mesure vos excès ou au contraire votre retenue va-t-elle atténuer ce choc et causer d'autres chocs, par ricochet ou en retour, telle est la question.

*14*

On conçoit très bien, par exemple, qu'un roman pour la jeunesse tusse quelques locutions vulgaires, personnages, décors ou scènes entières présumées amoraux, afin qu'une écriture malséante ne polluasse point, ne serait-ce que par l'incorrection grammaticale les tendres méandres de nos chères blondes, brunes ou rousses cervelles préfrontales.

Mais on accepte aussi parfois d'appeler un chat un chat et de faire parler et agir nos héros exactement comme leurs inspirateurs bien réels à leur époque et dans leur milieu.

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D'autres domaines à risques pour un auteur sont peut-être moins évidents à cerner. Survolons-les rapidement.

*16*

L'originalité est une forme de violence. Lorsque trop d'éléments inconnus jusqu'alors surprennent le lecteur, sa première réaction est de rejeter le texte, fermer le bouquin, zapper sur TF1, et se remplir la tête de publicités.

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L'hermétisme consiste à écrire un récit difficilement appréciable voire incompréhensible de la part d'un lecteur qui ne disposerait pas au départ d'une culture, d'informations particulières, bref de tout ce que quelqu'un aussi parfait que vous aura pris la peine de lui expliquer d'abord, afin qu'il prenne conscience de son incommensurable humilité et de toutes les raisons pour laquelle il doit d'abord et à jamais se prosterner devant la lumière éternelle de votre sagesse confondue à votre splendeur.

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Le niveau d'écriture peut se révéler une limite à ne pas franchir. Un texte peut en effet être construit de manière plus ou moins sophistiquée — du premier degré au récit à clés et à correspondances, ce qui demandera au lecteur un entraînement, une attention, une expérience qu'il n'a pas forcément à ce moment de sa vie.

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Le parti pris consiste à construire un récit allant dans une seule direction idéologique (une seule vision de la réalité). Plus cette tendance est forte, plus elle frustre au moins l'inconscient du lecteur, toujours constitué de plusieurs personnalités combinées, donc de plusieurs visions de la réalité plus ou moins cohérentes et contradictoires à la fois.

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Si en plus votre lecteur a un peu de route, voire se trouve complètement rassis du cerveau et possiblement aussi étroit d'esprit que vous ayez choisi de l'être en rédigeant un récit « engagé », le rejet peut être immédiat et violent, comme le montrent les bûchers de livres et autres appels au meurtre de leurs auteurs, toujours d'actualité,
sous toutes les latitudes, y compris les plus « civilisées »
en apparence ou dans les faits.

 

PLUS DE LIMITES ?

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Mais qu'arriverait-il si nous n'avions plus peur ? Qu'arriverait-il si nous nous avisions soudain de dépasser toutes nos limites ?

Lorsqu'un récit est livré sans aucune censure, il se produit un certain nombre de phénomènes, souvent troublants, toujours passionnants (à tous les sens du terme). L'effet de réalisme est spectaculairement accru ; la puissance émotionnelle du récit est décuplée ; le lecteur perd une partie du contrôle qu'il a sur lui-même ; il peut être carrément ébloui, sidéré c'est-à-dire perdre pendant quelques instants toute capacité de réflexion ; il peut rejeter le récit en bloc, comme si ce dernier n'avait jamais existé, ne l'avait apparemment jamais touché.

 

AIMEZ-VOUS LE BONZAI ?

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Et dans le cas contraire ? Qu'arrive-il à chaque fois que nous posons des limites ? Quand nous reculons avec prudence ou au contraire, quand nous nous bornons, en bon équilibriste, à marcher sur le fil ?

Lorsqu'un récit est censuré, il devient idéal c'est à dire non conforme à la réalité ; il perd en puissance d'évocation et donc d'impact ; il procure à son lecteur une illusion de contrôle de son expérience de la lecture ; il se fait accepter plus facilement du lecteur qui adhère comme vous-même aux normes de la censure ; il se fait rejeter par les lecteurs qui, au contraire, refusent les normes en questions.

 

ALORS QUOI FAIRE ?

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L'absence de censure ou la présence d'une censure lors de la création du récit ont donc un certain nombre de conséquences pour le lecteur et pour l'auteur. Et certaines de ces conséquences, comme évoqué plus haut, peuvent être vitales.

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Même les récits les plus libres ou les plus excessifs en apparence jouent sur la censure pour ménager le lecteur à un certain point de l'histoire, le préparer aux émotions les plus fortes, jouer sur ses nerfs ou ses sentiments. II existe toute une palette de nuances, toute une série de degrés entre l'agression pure et simple du lecteur et le simple maintien de son attention.

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Ma conclusion serait alors de ne jamais user gratuitement des procédés décrits ci-dessus. Ayez toujours une excellente raison, voire plusieurs pour user d'un mot, d'une formule, d'une scène choquante. Croyez en votre histoire et nourrissez-la de tout ce qu'elle a besoin pour survivre, grandir et exister, avec tout son sens, à tous ses niveaux.

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Toutefois, l'auteur n'est pas un pur esprit : une fois le manuscrit achevé, gardez un śil sur la réalité, ne lâchez pas n'importe quoi dans la nature, sachez pour qui vous écrivez – et n'oubliez jamais que rien n'empêche d'écrire plusieurs versions d'un même récit, et de jalonner celui-ci de flèches, qu'un lecteur déterminé saura toujours suivre et retrouver.

David Sicé.

 

FIN