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STRIKE

GOUTER LES ETOILES

MARDI 30 AOUT 2005

Tous droits réservés : texte David Sicé, illustrations : leurs auteurs.

 

 

PORTRAITS

David Sicé

 

Je fais ton portrait, pour me souvenir

Que toute ta beauté, en mots je ne peux traduire.

 

Polly J. Harvey

(in Songs From The City, Songs From The Sea)

 

 

« Nico !, appela Sarah. En voilà encore un...

— T'occupes pas de lui, répondit son mari du haut du tracteur. Allez, remonte ! »

La jeune femme rabattit le capot. Une grosse goutte de pluie s'écrasa sur la tôle peinte en jaune – et liquéfia un petit coin de crasse.

L'extraterrestre se tenait à au moins cent mètres des deux colons. Celui-là était grand, plutôt maigre. Il portait une chemise sombre, une besace, une sorte de culotte, et des bottes. Ses longs cheveux et ses rubans flottaient au vent.

« Il faudra bien un jour leur trouver un nom, remarqua Sarah.

— C'est nous les Djémiens. »

Comme le tracteur passait devant l'étrange individu, Sarah se retourna pour mieux l'observer. « On dirait des vêtements du moyen-âge, non ? Le dernier que j'avais vu portait plutôt une espèce de toge, avec un drapé compliqué... 

— Sarah, t'es une agricultrice maintenant, plus une prof d'histoire géo ! Occupe-toi plutôt de scanner la terre, sinon nos bêtes n'auront plus rien bouffer les mois prochains, et nous non plus ! »

 

***

 

Roland devalait le chemin, faisant allègrement rouler les petits cailloux. Il dérapa et s'étala aux pieds du couple qui remontait en direction des baraquements.

« Est-ce qu'il est encore là-bas ? Vous l'avez-vu de près ? A quoi il ressemble de près ?  »

Nico remit le jeune homme sur ses pieds sans aucun ménagement. Il tira sur son bras, exposant le coude écorché :

« Imbécile ! Et quand tu te seras chopé une infection ou brisé la hanche, tu serviras à quoi ?

— A te faire crier, comme d'habitude, répondit Roland. Faut bien que tu te défoules de temps en temps. Tu as tant de responsabilités sur tes épaules... Allez, si je me dépêche, il sera encore là-bas ! »

Il se dégagea. Sarah cria dans son dos :

« Roland, fais-bien attention ! Reste à distance : ne prends aucun... 

— Oh, arrête de te fatiguer, coupa son mari : il finira contaminé, c'est tout.

— Nico, c'est de mon frère que tu parles ! »

Le fermier soupira.

Pendant ce temps, Roland était arrivé au bord du champ. Une silhouette confuse l'y attendait.

« Génial, il est encore là ! », murmura le jeune homme.

Roland leva les yeux au ciel. Le plafond des nuages était bas, et dispensait une lumière malsaine, migraineuse. Il tendit la main, paume ouverte – mais il ne sentit aucune goutte d'eau le frapper. Il posa sa besace, sortit son bloc de papier et un crayon. Puis il abandonna le sac pour s'avancer, pas trop vite, jusqu'à à peu près une dizaine de mètres de l'extraterrestre.

« Salut, toi ! », fit Roland.

L'humanoïde tourna lentement la tête dans sa direction. De là où il était, Roland pouvait le détailler de la tête aux pieds. Il remarqua aussitôt les espèces de petits dessins, tous différents, qui ornaient en gris sur noir, les nombreuses bandelettes qui retenaient les vêtements de l'étranger. Les jambes étaient bandées jusqu'aux genoux, le ventre l'était aussi, jusqu'au creux du plexus solaire – de même, les poignets et les avant-bras. Il y avait aussi des signes sur la sangle qui retenait sa besace.

Sa besace. Roland pensa à son propre sac, qui était resté en arrière. Il était là où il l'avait laissé. A part pour les signes, identique. Marrant.

L'extraterrestre le regardait, de ses yeux entièrement noirs. Son expression était paisible. Pas impassible. Un brin de... curiosité. Roland griffonnait aussi vite qu'il le pouvait. Une grosse goutte s'écrasa en plein sur son dessin, faisant une grosse tâche sombre en plein milieu.

« Et zut ! », s'exclama Roland.

Puis il réalisa qu'il était seul au bord du champ.

 

***

 

Sharon jouait au milieu des arbres fruitiers. Elle n'avait que quatre ans, mais elle était déjà très grande pour son âge. Elle n'était pas la seule enfant de la colonie, mais elle était certainement celle qui avait le caractère le plus trempé du lot. Et dix minutes auparavant, elle avait décidé qu'elle préférait jouer seule dans son coin.

« Sharon, n'arrache pas toutes les feuilles ! », rappela à l'ordre sa mère.

Shanie, aidée des garçons et d'une autre femme, achevait de dresser la longue table. Les autres gardaient les enfants dans l'aire de jeu aménagée de l'autre côté du jardin.

La petite Sharon releva la tête pour expliquer :

« C'est pour faire une couronne de princesse ! »

Mais sa mère ne l'écoutait même pas. Elle décida donc de cueillir une nouvelle feuille. C'est alors qu'elle le vit. Son Prince.

Elle fit un grand sourire :

« Ah, tu es là ! Ce n'est pas trop tôt ! »

L'extraterrestre lui rendit son sourire. Il était mince, pâle et élancé. Il portait dans son dos une magnifique épée rangée dans un fourreau, exactement comme dans le livre que Sharon lui avait montré lors de leur première rencontre. Sa tunique était brodée de fils d'or, dessinant de jolis motifs, tous différents. Il avait des yeux entièrement bleu, d'un bleu clair. Au début, Sharon l'avait trouvé un peu bizarre, un peu différent. Puis elle s'était dit que c'était un peu comme ceux d'un gentil chien, sans le cercle noir à l'intérieur.

Son Prince posa un genou à terre, puis, avec précaution, déposa une minuscule petite boite à terre. Puis il se releva, et recula de plusieurs pas, et esquissa une révérence.

« Un cadeau ? Pour moi ! », s'écria la petite fille.

Et elle s'élança.

« SHARON, NON ! », hurla sa mère.

La petite fille avait déjà ramassé la boite. Elle s'ouvrit aussitôt, pour laisser échapper un papillon rouge et or.

« Qu'il est joli ! »

Derrière elle tout le monde criait. Sa mère arrivait en courant. Sharon fronça des sourcils. Qu'est-ce qu'elle a encore, celle-là ?, semblait-elle penser. La mère ramassa sans ménagement la petite fille : « Non ! », elle protestait et se débattait, « Non, je veux rester : c'est à moi, c'est mon cadeau ! »

L'extraterrestre se tenait toujours au milieu du verger, à les observer. La petite Sharon s'était mise à pleurer, tandis que sa mère l'accablait de reproches. L'un des garçons voulut lancer une pierre, mais Nico, qui venait d'arriver, retint son bras.

« Es-tu fou ?, il gronda : aucune provocation ! C'est le règlement... Si nous ne les attaquons pas, ils ne nous attaqueront pas. C'est que que le Ministère nous a dit ! Maintenant, fichez-moi le camp. »

Roland était aussi arrivé. Il sortait déjà son bloc de papier.

« Toi aussi ! », commanda Nico en lui passant devant.

Roland haussa les épaules et ne bougea pas.

« Salut, toi ! , fit-il à l'attention de l'extraterrestre. On dirait qu't'es un nouveau... »

Le jeune homme feuilleta rapidement son bloc.

« Alors combien vous êtes en tout, maintenant ? Huit, dix ? Mais peut-être qu'il n'y en a qu'un ? Peut-être que t'es un changeur de forme ? Tu n'es pas venu pour me voler mon sel au moins ? »

L'humanoïde jeta un coup d'oeil au loin, puis reposa son regard tranquille sur Roland.

« Suis-je bête ? Si c'était le cas, tu serais Rachelle Blanche de ma classe de quatrième et j'aurais déjà déchiré ma chemise ! Allez, fais-moi plaisir et laisse-moi le temps de faire ton portrait, avant de disparaître... »

L'extraterrestre sembla comprendre, et le laissa dessiner pratiquement tout ce qu'il voulait. Quand Roland rentra aux baraquements, les autres avaient fini de manger depuis longtemps.

Personne ne lui avait gardé quelque chose à manger.

 

***

 

« Pourquoi tu ne les prends pas en photo, tant que tu y es ? », dit soudain Nico, alors qu'ils étaient de corvée de vaisselle.

— C'est pas la même chose, répondit Roland. Et puis tu sais très bien que toutes les photos qu'on prend d'eux ne sont jamais claires. A croire qu'ils emportent toujours un brouilleur de scope avec eux.

— Je veux que tu arrêtes de t'interesser à eux.

— Et pourquoi ? IIs s'intéressent bien à nous, c'est normal de s'intéresser à eux. »

Nico frappa violemment du poing sur l'évier en inox.

« Non ! »

Puis il reprit plus calmement :

« Ce n'est pas normal. Tu es un Colon, Roland ! Le Ministère ne choisit pas les Colons pour leur amour de la Science-fiction ! Il nous a choisi parce que nous étions des gens simples. Parce que pour survivre sur une autre planète, il faut avoir les pieds sur terre ! Il ne faut pas chercher des choses compliquées là où il n'y en a pas. Le Ministère nous dit : "Gardez vos distances.", et toi, tu n'arrêtes pas de les approcher, de les défier ! »

Le ton de son beau-frère était monté à nouveau. Le jeune homme décida de ne rien répondre.

« Je te le dis, Roland, reprit Nico d'une voix basse : S'il arrive quelque chose à notre communauté ce sera à cause de toi ! Ce sera ta faute ! »

Roland jeta violemment l'assiette qu'il tenait. Elle se brisa net.

Elle était censée être incassable.

 

***

 

Pendant les semaines qui suivirent, Roland n'approcha plus un extraterrestre. Et pourtant, quelque chose arriva.

Ce jour-là, ils étaient trois à les regarder. Nico et les autres faisait semblant de ne pas les voir, et c'était plutôt facile, tant le cheval se démenait au bout de ses rennes.

« Ce n'est pas normal, remarqua Kevin : Tonnerre n'a jamais été comme ça. C'est eux qui lui font cet effet ! 

— Arrête de raconter n'importe quoi, répondit Nico : je t'ai montré la petite plaie qu'il a au jarret. S'il ne se calme pas, il faudra que j'aille chercher un fusil hypodermique... »

De derrière la petite réserve attenante à l'écurie, Sharon observait son Prince. Oui, c'était bien lui, plus beau que jamais. Elle lui fit un signe de la main, mais il ne la voyait pas : il regardait l'enclos, et les garçons en train de calmer le cheval.

Alors Sharon ramassa un petit caillou, et le lança en direction de son Prince. Mais les autres faisaient trop de bruit pour qu'il entende quoi que ce soit, et elle n'était pas assez forte pour lui lancer le caillou en plein dessus. Mais alors comment faire ? Elle jeta un coup d'oeil du côté de l'enclos. Ils avaient réussi à calmer Tonnerre. Peut-être que, pendant qu'ils étaient encore occupés, elle pourrait faire quelques pas au soleil sans qu'ils la voient, et alors, son Prince la verrait. Oui, c'était un bon plan : elle s'avança.

« Parfait, tu es un bon cheval, disait Nico. Maintenant laisse-moi... »

Tonnerre se releva d'un bond. Nico et les garçons se rejettèrent précipitamment en arrière. L'étalon s'élança pour sauter la barrière de l'enclos.

Sharon se figea, au milieu du chemin. Les trois extraterrestres qui observaient la scène tournèrent d'un coup la tête dans sa direction. L'étalon retomba lourdement sur ses sabots et poussa un hénnissement déchirant. Les yeux de la petite fille s'agrandirent : le monstre fonçait droit sur elle.

Alors le premier extraterrestre s'élança, et ramassa Sharon, et le cheval prit la fuite.

La poussière retombait. Sous les regards horrifiés de Nico et des garçons, Sharon sanglotait dans les bras de son Prince.

« MA FILLE, hurla soudain sa mère, qui venait d'arriver : ESPECE DE SALAUD LACHE MA FILLE TOUT DE SUITE ! »

La femme ramassa un manche de pioche. Nico l'arrêta et la gifla. Il lui arracha son arme. Le reste de la communauté accourait :

« N'APPROCHEZ PAS ! , cria Nico : RESTEZ TOUS OU VOUS ETES !

— NON !, criait encore sa mère : MA PETITE FILLE !

— ELLE EST CONTAMINEE !, vociférait Nico.

— NOOOOON ! », sanglotait la femme.

Roland était arrivé lui aussi. Il s'avança quand même, et, d'une voix tremblante, il appela : « S'il vous plaît... Laissez-la partir. Ce n'est qu'une petite fille ! »

L'extraterrestre reposa son précieux fardeau à terre, mais Sharon ne voulait pas lâcher prise.

« Sharon, appela Roland. Sharon, viens vers moi s'il te plaît ! »

La petite fille tourna la tête vers le jeune homme. Elle lâcha enfin les bras de l'extraterrestre, pour courir se réfugier dans ceux de Roland.

« Merci ! », dit celui-ci à l'inconnu. Et il se releva pour ramener la petite fille à sa mère. Mais Nico l'arrêta :

« Pas un pas de plus, Roland. Elle est contaminée, et toi, tu es peut-être contaminé toi aussi ! »

 

***

 

Ils avaient convenus que Roland s'occuperait d'elle le temps que le Médecin de l'Espace arrive pour sa tournée. Sharon avait fêté son cinquième anniversaire sans sa famille, ni ses amis. Allez expliquer à une enfant pourquoi sa mère refuse de la revoir, pourquoi elle ne la reprendra peut-être jamais plus dans ses bras...

« Regarde, Oncle Roland, un vaisseau spatial dans le ciel ! »

Mais le Médecin de l'Espace ne vint même pas les voir : ils dûrent fournir de l'urine, pour les machines automatiques de l'envoyé du Ministère. Nico alla chercher les échantillons, puis il revint, le visage fermé.

« Elle n'a rien !, affirma encore une fois Roland. Et je n'ai rien non plus. Cela fait plus d'un mois, et tout est normal. »

Nico répondit :

« La petite est contaminée. Toi, tu ne l'es pas encore, mais tu finiras par l'être.

— Qu'est-ce que tu veux dire par "contaminé" ?, demanda alors Roland.

— Nous ne savons pas, nous ne sommes pas médecin. Et tu parles trop. »

Sharon se précipita pour agripper la main de Roland. A sa vue, Nico recula d'un pas.

« Alors... , murmura le jeune homme, qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? »

Nico haussa les épaules :

« Puisque tu as bien voulu t'en occuper jusqu'ici, tu vas continuer. Sa famille te paiera... »

Il jeta un coup d'oeil autour d'eux. La colline désolée, la petite maison en préfabriqué, le puits. Personne à perte de vue.

« Heureusement, y'en a de moins en moins depuis que... S'ils pouvaient disparaître complètement ! »

Nico les regarda à nouveau, et secoua la tête :

« Je suis désolé pour vous deux. A plus tard. »

Et il s'en alla. Quand la poussière de son cheval fut complètement retombée, Roland et Sharon reprirent la direction de leur maison. A mi-chemin, ils s'arrêtèrent.

L'extraterrestre les attendait, sur le pas de la porte. Sharon se serra dans les bras du jeune homme :

« Roland, j'ai peur...

— Faut pas avoir peur, répondit le garçon à voix basse. Tout ira bien, ma chérie. Tout ira bien. »

Et ils se remirent en marche.

 

FIN

 

 CAPTAIN STRIKE est un fanzine électronique

de courts récits de space opera .

Texte tous droits réservés David Sicé.