LE GNOME

 

 

SKYLAND : LE LIMIER DE KHARZEM

par David Sicé.

 

Un grand merci au forum Planète-Skyland sans lesquel ce texte n'aurait jamais vu le jour.

 



CHAPITRE 1 :
LA PRISONNIERE



Les volutes lourdes de l'océan tempête roulaient jusqu'à l'horizon, dans la clarté spectrale de la nuit éternelle. Semblable un amas de congères scintillantes, une vague nuageuse plus haute que les autres s'était accrochée aux étages inférieurs d'un cube métallique lugubre et vertigineux.

Le vent soufflait très fort. Il hurlait son horreur et sa solitude, recouvrant tous les autres bruits, et en particulier celui des moteurs d'un unique vaisseau patrouilleur de la Sphère, l'air aussi fragile que l'aile d'un papillon argenté, qui s'échappait d'un interstice obscur de l'immense bloc…

Plus on s'approchait des falaises de métal, plus on distinguait les détails architecturaux. Le cube monstrueux se subdivisait en de multiples unités fractales, le long de failles verticales et de galeries horizontales. Certains précipices étaient inondés d'une lumière bleuâtre, mais la majorité des parois étaient plongées dans la plus noire des obscurités.

En s'approchant encore, et en filant le long du mur irisé par les cristaux de glace, on apercevait de longues baies vitrées, protégeant d'improbables coursives plongées dans la pénombre. Régulièrement, un sas circulaire et blindé d'accéder aux corniches, qui elles, ne donnaient sur rien d'autre que le vide. En temps normal, seul un technicien chargé de la maintenance du monstrueux complexe aurait utilisé un tel accès.

Dans la coursive glacée éclaboussée de la clarté lunaire, les pas cadencés et chuintant d'un peloton de Brigs résonnaient. En rang par deux, ils émergeaient de l'ombre, avec leur petite lumière brillant au sommet de leur casque, leur torse massif marquée du cercle deux fois fendu de la Sphère, et leurs bras aux canons meurtriers. La patrouille passa devant l'entrée du sas, sans y prêter apparemment la moindre attention.

A peine l'escouade de robots avait disparu au bout du couloir, qu'une double porte s'ouvrait non loin du point où ils étaient apparus. L'ascenseur, car c'en était un, projetait une lumière rouge, cruelle. Une femme, chauve, vêtue d'un uniforme noir, sortit. Elle était suivie d'un tout jeune garçon également chauve, et également vêtu de noir, ainsi que de deux autres Brigs.

« Vois-tu, Milos, il ne suffit pas d'interroger une seule fois un captif : en effet, quelque soit les moyens de pression ou les pouvoirs que nous pourrions employer sur lui, un rebelle trouve toujours en lui des ressources pour nous tromper. Et cela, il peut le faire volontairement, mais aussi sans même s'en rendre compte. Voilà pourquoi il est important de revenir, encore et encore, lui reposer les mêmes questions, à n'importe quel moment, et à n'importe quel intervalle. »

La femme s'arrêta devant l'une des portes massives qui jalonnait le couloir, et celle-ci coulissa devant elle.

« Tu dois penser que cela pourrait vite devenir lassant. Les prisonniers détenus ici ne sont pas si nombreux, ni si différents. Mais détrompes-toi : pour un Seijin comme toi dont l'unique but est de parfaire son apprentissage et démontrer sa profonde loyauté à la Sphère, une telle expérience est cruciale. »

Ils étaient entrés dans une salle si vaste que les hauteurs en disparaissaient dans les ténèbres. Au centre de la salle se trouvait une trappe circulaire.

« Jour après jour, continuait la femme, heure après heure, minute après minute, tu seras confronté à leurs pensées séditieuses, à la logique perverses de leurs arguments contre la politique éclairée de nos dirigeants, à leur colère vaine, leur souffrance débile, et même à l'amour idiot qu'ils finiront par te vouer, si tu prends soin de leur témoigner de temps en temps un simulacre d'affection. Ce sont des insectes, avec lesquels il faut que tu apprennes à jouer, de lamentables parasites que tu ne devras jamais confondre un seul instant avec un loyal serviteur de la Sphère, même s'ils peuvent à l'occasion en approcher l'apparence et même le discours. »

Le jeune garçon pointa son doigt en direction de la trappe circulaire.
« Qui était-ce ? »
La jeune femme eut un mauvais sourire :
« Tu as raison de parler d'elle au passé. Tu apprends décidément très vite : avant d'arriver au bagne de Kharzem, on est quelqu'un. Une fois qu'on y est enfermé, on n'est plus personne. »

Le garçon répondit, sans montrer la moindre émotion :
« Mais nous sommes enfermés à Kharzem, nous aussi. »
La jeune femme fronça des sourcils et secoua la tête :
« Mais nous, ce n'est pas pareil. Nous sommes ici parce que nous l'avons voulu, et personne ne nous tiens enfermé dans une misérable et étroite cellule, au bon plaisir des geôliers. »

Le garçon baissa les yeux, puis les releva : Ses iris étaient d'un bleu très clair, limpide et presque innocents. Il répondit avec douceur :
« Elle non plus. »

La jeune femme soupira :
« Tu es encore plus confus qu'à ton habitude. Est-tu sûr d'avoir bien pris tes pilules aujourd'hui ? »

Puis elle tendit la main et un étroit pupitre sortit du sol pour se placer sous sa paume ouverte. Au centre du pupitre, un voyant gris passa au bleu fluorescent, et la grande trappe circulaire coulissa dans un ronronnement sourd, révélant un puits d'où remontait un siège métallique au dossier très haut muni de sangles. Un siège vide.

« Mais qu'est-ce que… ? » s'exclama la femme, ses yeux ternes agrandis par la surprise et l'indignation.
Et elle porta son poignet à sa bouche pour crier :
« Sécurité ! Elisa Gold s'est échappée ! »



CHAPITRE 2 :
JARED



Le jeune homme était étendu sur une chaise longue, baignée de la lueur bleuâtre et mouvante que projetaient les immenses aquariums qui l'entourait. Il était lui aussi vêtu d'un uniforme noir, mais il avait gardé ses cheveux noirs mal peignés et un peu long. Il était beau, mais portait une fine cicatrice pâle, à peine visible, sur la joue droite. Ses doigts et ses paupières frémissaient aux accents enfiévrés de la musique classique qui montait en puissance autour de lui… La Symphonie Fantastique, d'Hector Berlioz, second mouvement : Un Bal.

Jared Echo s'imaginait le héros d'aventures incroyables chaque fois qu'il avait le loisir d'écouter de la musique. A cet instant, il était le poète, abandonné par sa bien-aimée, qui fou de douleur se précipitait au beau milieu d'une réception, sous les lustres de cristal scintillant, entouré d'uniformes, de robes à paniers, et de visages flous. Arriverait-il à la retrouver ? Arriverait-il à la convaincre de lui laisser une seconde chance ? Ou bien tout cela n'était-il qu'un délire provoqué par l'opium qu'il avait inhalé en quantité pour oublier la femme dont il s'était éperdument épris ?

La valse brillante et inquiétante s'interrompit brutalement, et Jared ouvrit les yeux. Il détestait être arraché à ses rêveries de cette manière. Il se redressa souplement et se composa une expression impassible, que seul le regard bizarrement doux de ses yeux gris démentait.

Jared était conscient de ce détail, que d'autres serviteurs de la Sphère auraient facilement pris pour une faiblesse. Mais la douceur du regard de Jared attirait une confiance irraisonnée et périlleuse chez ses proies — et mettait horriblement mal à l'aise aussi bien les loyaux sujets de la Sphère que ses orgueilleux supérieurs. Jared n'était aimé que de ses victimes. Il était cordialement détesté de tous les autres. Cela ne le gênait pas. Il avait l'habitude de la haine.

Jared Echo s'était rendu sans hâte à la salle de conférence où l'attendait la Seijin responsable de la prisonnière échappée :
« Vous ! », s'écria à son arrivée la femme : « Vous en avez mis du temps ! Je veux savoir où est Elisa Gold, et surtout, qui, l'a aidé à s'échapper !!! »

Jared considéra la Seijin sans se troubler :
« Avez-vous un objet qui lui appartienne ? »
« Une mèche de cheveux, cela vous ira ? »

La Seijin fit un signe au jeune garçon qui l'accompagnait, qui tendit un dossier auquel on avait fixé une mèche de cheveux blonds. Jared prit tranquillement le dossier et déclara :
« Ce ne sont pas ses cheveux. On a procédé à une substitution. Mais la photo me suffit. Elle vient d'arriver sur le bloc de Bristol, après avoir abandonné le patrouilleur mis à sa disposition sur les récifs et embarqué à bord d'un chalutier. »

A cet instant, les yeux gris de Jared paraissaient perdus dans le vide. La Seijin était plus impressionnée qu'elle ne voulait l'admettre. Elle rétorqua cependant, très agressive :
« Votre réputation me paraît complètement usurpé, Limier : vous n'avez même pas su répondre à ma question : Qui l'a aidée à s'échapper ? »

Les yeux gris de Jared se fixèrent sur la Seijin et il répondit, sans se troubler :
« L'évasion a eu lieu il y a plus de 24 heures. Ce détail est perdu. Vous auriez dû rendre visite plus tôt à votre prisonnière. A présent, je dois me mettre en chasse si vous le voulez bien, et remédier au désordre que votre incompétence a provoqué. »

La Seijin explosa :
« Comment osez-vous ? Ramenez-moi immédiatement la fugitive ou ce sera vous que j'accuserai de complicité dans cette évasion, vous m'entendez ? »

Jared s'inclina gracieusement :
« Comme il vous plaira, Madame. »
Puis il sortit.

« Vous pensez qu'il va la retrouver ? », demanda le jeune garçon à la Seijin.
« Il retrouve toujours ses proies, ne me demande pas comment. Ce type est un monstre. J'espère qu'un jour un de ces fugitifs aura sa peau. »

Le jeune garçon eut l'air étonné :
« Vous n'avez pas peur qu'il vous entende ? »
La Seijin éclata d'un rire sec :
« Je n'ai pas l'intention de m'évader de Kharzem, moi ! »



CHAPITRE 3 :
ELISA


C'était une jeune femme blonde, mignonne, qui se frayait un passage à travers la foule attroupé autour du marché sur les docks de Bristol.

Elle leva les yeux : au-dessus de la forêt de mats aux voiles repliées, le ciel était magnifique, à peine voilé de quelques nuages fins et diaphanes. Les mouettes qui tournaient en cercle en miaulant s'égayèrent dans toutes les directions, tandis qu'un petit vaisseau biscornu et rouillé descendait en vrombissant en direction des terrasses du port.

Elisa Gold baissa les yeux et aperçut enfin l'endroit qu'elle cherchait — que le chaos des étals du marché lui avait jusqu'ici dissimulé : « Au Lutin Vert », disait la pancarte bringuebalante représentant un petit bonhomme avec des oreilles pointues, juché sur un tonneau et dégustant une pinte de bière moussue.

La taverne était pratiquement vide, et plongée dans une pénombre rassurante. Le bois sentait bon l'encaustique, et une serveuse était occupée à essuyer les tables.

« Vanessa ? », appela Elisa.

La serveuse leva la tête : elle était petite, brune, et portait un petit chignon serré de danseuse de ballet. Son visage s'éclaira d'un merveilleux sourire :
« Vous y êtes arrivé ! », s'exclama-t-elle. « Vite, par ici ! »

Elle entraîna Elisa dans les cuisines, déserte :
« Croyez-vous qu'il soit déjà à vos trousses ? Avez-vous vu quelqu'un qui avait l'air de vous suivre ? »

« Je ne crois pas, répondit Elisa : non — en fait j'en suis certaine : j'ai bien fait attention, et j'ai l'habitude. Lorsque je faisais mes enquêtes, je n'arrêtais pas d'utiliser tous les trucs pour filer les gens sans me faire repérer ! »

La serveuse ferma à clé derrière elle, puis s'essuya les mains sur son tablier.
« Est-ce que vous avez mangé ? C'est bien de s'évader, mais il vous faudra avoir le ventre plein si vous voulez avoir la force de continuer ! »

Elisa regarda du côté de la porte verrouillée, puis répondit :
« Les gens du chalutier, ils ne m'ont pas reconnu. Vous, si. Est-ce que les autres me reconnaîtront aussi ? »

« Non, » répondit la serveuse. « Nous ne pouvons risquer à chaque étape que votre description soit interceptée. Et puis, si jamais la Sphère mettait votre tête à prix, personne ne doit pouvoir être tenté, vous comprenez ? »

Elle ôta un médaillon suspendu à son cou et le tendit à la fugitive :
« Vous remettrez ceci au gardien de la Cathédrale Saint Paul, lorsque vous arriverez à Londres. Il y a un train qui part pour là-bas dans moins d'une heure. Cela vous laisse le temps de manger, et aussi de changer un peu votre apparence ! »

***

Le petit vaisseau biscornu et rouillé semblait être sur le point de tomber en morceaux. Pourtant, il était équipé d'un ordinateur de navigation dernier cri, et lorsque le jeune homme qui en descendait en rabattit la porte, le claquement métallique rappelait celui d'un véhicule neuf. Le limier de Kharzem portait à présent l'uniforme bleu des pilotes civils de la Sphère, ainsi qu'une écharpe blanche élégamment nouée autour de son cou.

« Où se trouve la Taverne du Lutin Vert ? », demanda gentiment Jared au vieil homme qui gardait la terrasse où stationnaient plusieurs petits avions biplaces.
« Oh, tout près d'ici, répondit le vieillard. Mais ce n'est pas là où vous trouverez la meilleur bière au meilleur prix. Laissez-moi plutôt vous remettre cette carte : il y est indiqué… »

« Je ne suis pas intéressé par la bière, et j'ai de quoi payer, » répondit Jared, avec un large sourire sympathique. Et il glissa un billet dans la main du vieillard, d'un geste presque caressant. « C'est la musique qui m'intéresse… », chuchota-t-il à son oreille.

« Oh, en ce cas…, soupira le vieil homme : je vais juste vous indiquer où cela se trouve sur cette carte. Mais vous savez, vous trouverez plutôt les meilleurs musiciens… »

Jared inclina la tête et ferma les yeux, puis les ouvrit :
« Merci, mais je vais retrouver quelqu'un que je connais en fait. »

Il récupéra le plan que lui avait laissé le vieux gardien et s'en alla en faisant au revoir de la main. Une fois que le vieillard ne pouvait plus le voir, Jared perdit son expression amicale et massa douloureusement son front : il avait encore fait cet horrible cauchemar, alors qu'il s'était assoupi, volant en pilotage automatique.

Le soleil avait explosé. Son globe de feu avait enflé, jusqu'à occuper la moitié du ciel, et la chaleur avait tout desséché. Il n'y avait plus d'eau nulle part sur aucun bloc. Les hommes, les femmes, les enfants rampaient, en râlant, les yeux rétrécis et la peau parcheminée. Ils allaient tous mourir, et lui, Jared, qui se tenait au milieu de la place, ne pouvait rien faire pour eux. Il n'allait pas aussi mal, mais il avait la gorge sèche. Alors il se rappelait qu'il emportait toujours une gourde avec lui, et il la décrochait de sa ceinture, pour boire. C'est alors qu'il croisait à nouveau les regards de tous ces pauvres gens…

Jared détestait ce rêve, et pourtant il le refaisait, encore et encore. Peut-être était-ce une prémonition, mais il ne le pensait pas. C'était plutôt une torture de plus que lui imposait son inconscient. Un reste de souffrance cristallisée, enfoncé profondément dans sa cervelle, un autre des fragments de son passé duquel jamais personne ne se soucierait de le soulager.


CHAPITRE 4 :
MEURTRES


Jared poussa la porte de la taverne. La salle principale était déserte et plongée dans la pénombre. Comme dans sa vision, une serveuse brune était en train de nettoyer les tables. La jeune fille releva la tête et dit en souriant : « Bonjour Monsieur ! »
« Appelez-moi Jared ! » répondit le Limier.

Le sourire de la serveuse disparut d'un coup, puis revint un peu forcé.
« Que voulez-vous ? Je veux dire… »
Elle déglutit avec difficulté :
« Quelque chose à boire, ou à manger ? »
Le beau visage de Jared avait perdu toute expression. Il approchait de la serveuse.
« Plutôt… quelque chose à entendre. »

« N'avancez plus ! » tonna une voix d'homme.
Gros, moustachu, et rougeaud, le patron de la taverne pointait un fusil sur Jared.
« On ne veut pas des gens comme vous ici, alors allez-vous en ! »
« Des gens comme moi ? », répéta avec douceur le Limier. « Baissez ce fusil, mon ami. Nous savons très bien vous et moi que ce genre de folie ne nous mènera à rien de bon, tous autant que nous sommes, n'est-ce pas ? »

Il leva tranquillement ses mains en l'air :
« Là, vous voilà rassuré ? », demanda Jared. « Je ne suis pas armé. Je n'ai pas l'intention de vous faire du mal. »

Son uniforme changeait de couleur : du bleu horizon galonné de blanc, il devenait complètement noir. Le patron de la taverne pâlit notablement, et la serveuse se mit à trembler, et deux larmes roulèrent sur ses joues.

« Chhhhh… », souffla Jared à la serveuse. « Vous n'avez pas à avoir peur de moi. Dites-moi seulement où vous avez envoyé Elisa Gold. »

« Elisa qui ?, répondit le patron. On ne connaît pas d'Elisa ici, n'est-ce pas Vanessa ? »

Jared fixa la serveuse de ses yeux doux, et celle-ci fut incapable de répondre, tant elle était terrorisée.

« Vous savez, expliqua-t-il : vous ne la sauverez pas. En fait, moins vous en direz, plus je serai obligé de la suivre jusqu'au bout de l'organisation mise en place pour lui permettre d'échapper à ses poursuivants. Et tous vos amis, tous ceux qui croient aux mêmes idées que vous seront bien emprisonnés ou bien tués. Tandis que si vous me révélez immédiatement la prochaine destination d'Elisa, je n'aurai pas besoin de poursuivre mon enquête… et beaucoup en réchapperont. »

Alors la serveuse releva ses yeux pleins de larmes vers Jared et dit :
« Mais pas nous… »

Jared secoua la tête.
Alors le patron ouvrit le feu.

***

Jared avait été traîné par les pieds sur plusieurs mètres. Il n'avait que 13 ans, et il était couvert d'hématomes. « Tu vas apprendre à obéir aux ordres, sale morveux ! » hurlait son beau-père. « Tu vas apprendre à respecter l'autorité ! »

L'homme l'avait ensuite jeté contre un muret, et avait bu une lampée de sa bouteille de bière. Puis il avait attaché Jared par les poignets et passé la corde par-dessus une poutre. Il avait tiré, pour suspendre le gamin par les bras, sans toutefois lui faire décoller les pieds de terre. Puis il avait reculé et sorti un vieux pistolet qu'il avait pointé en direction de son beau-fils. Et il avait fait feu une première fois.

La première balle avait sifflé aux oreilles de Jared et fait volé un éclat de pierre. Jared avait senti alors une brûlure au visage, et sentit un liquide chaud se mettre à goutter de sa joue droite.

« Manqué ! » avait dit l'homme. « Et si je visais plus bas ? ».

Et il avait bu une nouvelle gorgée de bière, puis avait pointé en direction du ventre de Jared — en rigolant. Jared se souvenait alors avoir fermé les yeux, et avait simplement pensé à la musique qu'il aimait tant, car prier n'avait jamais servi à rien depuis que sa mère s'était remariée avec ce monstre.

Il y avait eu alors une détonation, et plus rien, pendant de longues secondes. Puis un bruit de bouteille qui se fracasse par terre. Jared avait fini par rouvrir les yeux, et avait vu son beau-père, le pistolet à la main, les yeux ronds, la bouche ouverte.

Ce qui était encore plus bizarre, c'était que Jared le voyait à travers une espèce de lumière bleuâtre, palpitante, qui semblait s'interposer entre lui et l'adulte. La brume brillante s'était peu à peu estompée. Alors son beau-père était sorti de sa stupeur, et s'était écrié :
« Mado, on est riche ! »

***

Jared se tourna lentement en direction du patron de la taverne. Le fusil avait échappé au gros homme et flottait à présent entre lui et le Limier de Kharzem. La serveuse sanglotait :
« Je vous en supplie, non, épargnez-le, je vous dirai tout ce que vous voulez savoir, mais ne lui faites pas de mal ! Ne lui faites pas de mal ! »

***

« Tu es un garçon hors du commun, Jared, disait la voix de la femme en noir chargée de son instruction. Tu es un Seijin. Les autres sont en dessous de toi. Ils ne méritent rien de toi : ni ton amour, ni ta haine, et encore moins ta pitié.

« Ce sont des animaux, comme ton beau-père. Et si, à l'occasion, ils peuvent se montrer différents et aimables, n'oublie jamais — jamais — qu'ils te trahiront, parce qu'au fond, et cela, même si tu le leur caches, ils sentent que tu les dépasses, et qu'ils n'arriveront jamais à ton niveau, parce que c'est tout simplement chose impossible.

« Et même si tu essaies de te rabaisser, si tu essaies de te prendre pour l'un d'entre eux, de renoncer à tes pouvoirs — eux ne changeront pas. Ils resteront jaloux, paranoïaques, méchants et meurtriers. Et si tu aimes quelqu'un, ils s'attaqueront à lui, parce qu'ils auront trop peur de s'attaquer à toi. Et si tu te crois plus fort, ils essaieront de te manipuler, de t'user, encore et encore… »

Il y avait eu alors une explosion, dehors :
« Qu'est-ce que… ? », s'était alarmé son instructrice :
« Ne bouge pas d'ici ! »

Et elle était sortie. Alors le mur du fond de la pièce s'était écarté, comme on écarte un rideau, dans un nuage de poussière, et une silhouette familière était apparue.
« Jared ! » avait appelé la voix de sa mère.
« Maman ? » avait dit Jared, étonné.
« Oh, mon amour ! avait sangloté sa mère : Viens vite. Les autres sont en train de faire diversion : je te ramène à la maison ! »

Le regard étonné de l'adolescent s'était alors durci.
« Jamais ! », avait-il alors répondu.

Alors une détonation avait éclaté et une boule de feu brillante avait fusé de derrière Jared, pour frapper sa mère en plein ventre. La femme avait volé à travers la déchirure du mur, pour disparaître dans la poussière.

Puis l'instructrice avait pris l'adolescent par les épaules et lui avait dit :
« Je suis fière de toi. Tu as répondu ce qu'il fallait. Tu ne t'es pas laissé manipulé. »

Les yeux gris de Jared s'étaient alors figés :
« Est-ce qu'elle est… morte ? » avait-il alors demandé.
« Les Brigs me communiquent à l'instant que oui, » avait répondu l'instructrice.

C'est alors que le regard de Jared était devenu si étrangement doux, comme s'il s'était retrouvé au bord des larmes, sans jamais toutefois y sombrer — et en même temps, comme si, quelque part, il était heureux de demeurer ainsi, parvenu à un équilibre si fragile, comme suspendu entre la douleur et l'oubli. Il avait alors pensé à sa musique favorite — et son instructrice l'avait entraîné vers une position de repli, moins dangereuse, tandis que les tirs nourris des Brigs résonnaient dans le lointain.


CHAPITRE 5 :
TERMINUS



Elisa était monté dans le wagon, que la locomotive avait tracté jusqu'à une péniche volante au pont recouvert de rails. Puis la péniche s'était envolée jusqu'à rejoindre le bloc de Londres, avec sa Tamise asséchée, sa grande roue et sa tour de l'horloge. Ensuite, Elisa avait sauté dans un bus à étages pour rejoindre le quartier des affaires, et la cathédrale de Saint Paul.

Et alors qu'elle traversait l'esplanade remplie de pigeons qui s'envolaient, elle était tombée nez à nez avec un beau jeune homme, aux cheveux noirs un peu long décoiffés par le vent, avec une cicatrice fine et pâle sur la joue droite. Il lui avait sourit :
« Elisa… Savez-vous combien de chansons portent votre prénom ? »
Alors Elisa avait su qu'elle était perdue.

***

Une heure plus tard, Jared se présentait au gardien de la cathédrale.
« Vanessa m'a demandé de vous remettre ceci, avait-il dit à l'homme en lui tendant le médaillon. »

L'homme avait simplement hoché la tête, et avait fait signe à un ouvrier, qui avait emmené Jared dans les catacombes, jusqu'à un petit vaisseau à deux places recouvert de plaques spéciales pour le rendre invisible aux radars. Le petit vaisseau avait volé à travers le dédale des égouts de Londres, puis avait pris un cap secret.

Jared s'était simplement assoupi et avait rêvé de musique, d'un bal fantastique, et d'une jeune fille frivole qui ne l'aimait plus. Il avait alors eu envie de mourir. Mais quand il avait rouvert les yeux, alors qu'une main le secouait gentiment, il s'était retrouvé sur un bloc ensoleillé, dont les maisons et la petite place lui rappelaient un peu celles de son cauchemar :
« Bienvenue à Puerto Angel ! » avait alors dit une jeune fille brune avec des nattes, en souriant.

Jared avait souri à son tour. Et un garçon, probablement le frère de la jeune fille avait ajouté :
« Alors comme ça tu t'es évadé de Kharzem pour de vrai ? C'est génial. Tu peux pas savoir combien ça nous fait plaisir. Parce que tu vois, la dernière fois que quelqu'un nous a raconté ça, c'était un imposteur. La galère dans laquelle il nous a mis, tu peux pas imaginer! Comment tu t'appelles ? »

Jared était descendu du petit vaisseau, et s'était étiré :
« Jacob, », il avait alors répondu : « Et si, je peux très bien m'imaginer le genre de galère dans lequel il vous a mis. J'en suis un peu devenu le spécialiste, en fait. »
Le garçon avait froncé les sourcils, non pas parce qu'il se méfiait, mais parce qu'il avait dû mal à imaginer ce que « Jacob » avait bien voulu dire :
« On t'a déjà piégé, c'est ça ? », essaya le garçon.
« Oui, répondit Jared. Un imposteur, comme pour toi. En fait ce n'est pas la première fois que j'essaye de m'échapper de Kharzem. A chaque fois j'ai été rattrapé. En fait j'ai toujours l'impression qu'il va me rattraper. »

« Il ? répéta la sœur du garçon, qui ça, il ? »
« Oui, qui ça, il ? », répéta le garçon.

Jared alla s'asseoir sur un petit muret tout proche et les deux adolescents vinrent le rejoindre.

« On ne s'échappe jamais de Kharzem. Pas seulement parce que c'est un bagne, et qu'il est bien protégé. Mais aussi parce que… il y a là-bas un Seijin, qui a le pouvoir de voir tout ce que vous avez fait, une journée auparavant. »

« Mais c'est horrible ! », s'exclama la jeune fille. « Ça veut dire que peut-être qu'en ce moment même où d'ici quelques heures il va nous voir en train de discuter ! »
« Oui, s'exclama à son tour le garçon : pourquoi vous êtes venu ici ? Vous allez attirer la Sphère sur notre bloc ! »

« Idiot ! » répliqua sa sœur : « Il est venu ici parce qu'il n'avait nul par ailleurs où aller. Comme nous ! »

Jared leva les mains en signe d'apaisement :
« Ne vous inquiétez pas. J'ai fait le nécessaire pour que jamais le Limier de Kharzem ne me retrouve… »

« Quoi ? »
« Comment avez-vous fait ? »

Jared sourit gentiment :
« J'ai brouillé les pistes. Et le temps que la Sphère s'en aperçoive, le délai d'une journée sera largement passé. Jamais le Limier de Kharzem ne pourra nous retrouver ici. »

Plus tard, tandis que l'on interrogeait le nouveau venu sur son séjour à Kharzem et son évasion, les deux adolescents mangeaient tranquillement un morceau sur une terrasse, dans le soleil couchant.

« Il a l'air sympathique, ce Jacob, disait la jeune fille.
« Et drôlement courageux pour avoir tenté de s'évader plusieurs fois de suite de Kharzem ! », renchérit le garçon : « Tu crois qu'il acceptera de nous aider à libérer notre mère ? »
« Je l'espère, » avait répondu sa sœur.

Elle avait l'air songeuse.
« Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? » avait demandé son frère : « Tu crois que c'est encore un traître ou quelque chose dans ce genre ? »

« Non, répondit la jeune fille. C'est juste que, tu as vu ses yeux ? Ils ont l'air si tristes. Même quand il sourit. C'est bizarre. »

Le garçon se renversa sur le banc et étendit ses jambes :
« C'est juste que, peut-être qu'il a vu des trucs moches à Kharzem, ou ailleurs. Peut-être qu'il a perdu quelqu'un qu'il aimait bien. Je crois que je serai tout le temps triste moi aussi si ça arrivait. »

La jeune fille vint le rejoindre pour prendre son frère sans ses bras :
« Ne t'inquiète pas. Notre mère est vivante. Je le sens. »

 

FIN

Tous droits réservés David Sicé le 1er juillet 2006 pour l'histoire et les personnages.
Tous droits réservés l'équipe de Skyland pour l'univers.

 

 



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