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THE WATCHMEN : LA BANDE DESSINEE

 

SOUS LE MASQUE

par HOLLIS MASON

 

Quand l'abîme, entre le monde de la ville et le monde que mon grand-père m'avait décrit comme bon et juste, devenait trop profond, trop déprimant, intolérable, je me tournais vers mon autre grand amour : les revues d'aventure à deux sous.

Hollis Mason Senior n'aurait eu qu'aversion et épris pour tous ces magazines violents et bariolés, et pourtant il y avait dedans une sorte de morale usuelle susceptible de le toucher, j'en suis sûr.

Le monde de Doc Savage et du Shadow était un monde de valeurs absolues, où ce qui était le bien ne faisait jamais le moindre doute et où ce qui était le mal subissait inévitablement un châtiment adéquat.

L'idée du bien et de la justice telle que la soutenait Lamont Cranston avec son grand feutre et son automatique crachant le feu, cette idée semblait bien loin du vieillard laconique et ardent que je me rappelais, assis tout seul dans de Montana nocturne sans autre compagnie que sa Bible, mais je ne peux m'empêcher de penser que s'ils s'étaient rencontrés, tous deux auraient eu quelque chose à se dire.

Quant à moi, tous ces héros et limiers brillants et astucieux n'offraient un aperçu sur un monde parfait où la moralité Fonctionnait comme elle était censée fonctionner. Personne ne se suicidait jamais dans le monde de Doc Savage, sauf des tueurs kamikaze acculés ou des espions ennemis avec une Capsule de cyanure. Dans quel monde préféreriez-vous vivre, si vous aviez le choix ?

C'est la réponse à cette question, je crois, qui me conduisità devenir un flic. Et elle me conduisit aussi, plus tard, àdevenir quelque chose de plus qu'un flic. Songez-y, et je pense que le reste de ce récit sera plus facile à avaler.

Je sais que les gens ont toujours du mal à comprendre ce qui au juste mène une personne à se comporter comme nous nous comportons, moi et les gens comme moi, ce qui nous fait faire le genre de choses que nous faisons. Je ne peux répondre pour les autres, et je soupçonne que nous donnerions d'ailleurs tous des réponses différentes, mais quant à moi c'est assez net: j'aime l'idée de l'aventure, et je me sens si je ne fais pas le bien.

Je connais toutes les théories des psychologues, et je connais toutes les plaisanteries, les rumeurs et les insinuations, mais quant à moi, je dirai simplement que je me suis costumé en hibou pour combattre le crime parce que c'était amusant, nécessaire, et parce que ça m'inspirait bougrement.

Bon. Voilà. Je l'ai dit. Je me suis costumé. En hibou. Et j'ai combattu le crime. Peut-être commencez-vous à saisir pourquoi je m'attends à moitié à ce que ce résumé de ma carrière soulève davantage de rires que le pauvre cocu Moe Vernon avec ses totoches en mousse et son Wagner ait jamais pu en espérer.

Pour moi, tout commença en 1938, l'année où fut inventé le super-héros. Je n'avais plus l'âge de lire des bandes dessinées quand sortit le premier numéro d'ACTION COMICS, ou du moins n'avais-je plus l'âge de les lire en public sans gâcher mes chances d'avancement, mais je remarquai un tas de petits mômes qui le lisaient, sur le trajet de ma ronde, et je ne pus me retenir de demander à l'un d'eux si je pouvais jeter un coup d'oeil. Je me disais que si l'on m'apercevait, je pourrais toujours mettre ça sur le compte des bons rapports à entretenir avec les jeunes.

Il y avait un tas de trucs dans ce premier numéro. Il y avait d'invraisemblables histoires de détectives et de magiciens dont j'ai oublié les noms, mais dès que je la vis je n'eus plus d'yeux que pour l'histoire de Superman. C'était là quelque chose qui offrait la même morale essentielle que les revues à deux sous, mais sans leur noirceur et leur ambiguïté.

L'ambiance horrifique et vaguement sinistre qui s'attachait au Shadow n'était visible nulle part dans les couleurs primaires brillantes du monde de Superman, et il n'y avait pas trace de la sexualité réprimée qui transparaissait parfois dans les magazines, gênante et dérangeante.

Je n'avais jamais été tout à fait certain des intentions de Lamont Cranston vis-à-vis de Margo Lane, mais je parierais qu'elles n'étaient nullement aussi innocentes et claires que les relations de son homonyme Lois avec Clark Kent.

Bien sûr, tous ces personnages anciens ont sombré dans l'oubli, mais je suis prêt à parier qu'au moins quelques vieux lecteurs s'en souviendront assez pour se rappeler ce dont je parle. En tout cas, il suffit de dire que je lus entièrement cette histoire près de huit fois de suite avant de me rendre aux protestations du gosse à qui je l'avais chipée.

Cela déclencha un tas de choses oubliées, au plus profond de moi, et cela ranima tous les vieux fantasmes que j'avais eus à treize ou quatorze ans : La plus jolie fille de la classe serait attaquée par des voyous, et je serais là pour les battre et les disperser, mais quand elle m'offrirait un baiser en récompense, je refuserais. Des gangsters enlèveraient ma prof de math, Miss Albertine, et je les traquerais et les tuerais un par un jusqu'à ce qu'elle soit libérée, et alors elle romprait ses fiançailles avec mon sarcastique prof de lettres, M. Richardson, parce qu'elle serait tombée désespérément amoureuse de son sombre et silencieux sauveur de quatorze ans.

Tout ça revint m'envahir pendant que je béais là devant l'illustré dont je m'étais emparé, et bien que j'aie ri de moi et de la transparence de mes fantasmes d'adolescent, je ne riais pas aussi fort que j'aurais pu. Pas moitié aussi fort que devant Moe Vernon, par exemple.

En tout cas, même si à l'occasion je me débrouillais pour convaincre quelque innocent bambin de me prêter son dernier numéro de l'illustré en question et passais le reste de ma journée à bondir mentalement par-dessus les immeubles, mes fantasmes devaient rester des fantasmes jusqu'à l'automne de cette année-là, lorsque j'ouvris un journal et découvris que les super-héros s'étaient échappés de leur univers en quadrichromie pour envahir la réalité effective des manchettes noir-et-blanc.

 


Traduit de l'anglais par Jean-Patrick Manchette.

D’après le scénario d'Alan Moore

Tous droits réservés Editions Delcourt et DC Comics.

 

 

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